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RECONSTRUIRE LA DÉFENSE DU TERRITOIRE




Il y a quelques semaines, le général Desportes nous alertait sur le risque croissant d’un conflit de haute intensité (voir le numéro 150 d’ESPRITSURCOUF). Poursuivant son analyse, il en vient à souhaiter la résurrection d’un ancien concept, qu’on appelait autrefois la D.O.T., la Défense Opérationnelle du Territoire.

Nos belles armées ont d’immenses qualités, dont celle de l’excellence. Elles ont quelques défauts, le moindre n’étant pas leur manque d’épaisseur, donc leur manque de résilience et de capacité à durer dès lors que les opérations changeraient de nature, de volume et de rythme.

Mais elles ont un autre défaut, beaucoup plus grave. Le système de forces est organisé sur un modèle dépassé, dont l’économie générale n’a pas varié depuis un quart de siècle. L’environnement, lui, a changé, profondément. Les risques ont grandi et muté, drastiquement. Pourtant, le modèle d’armée est resté identique, ne subissant que de marginales évolutions, techniques et non stratégiques.

Nos forces armées doivent changer rapidement d’échelle, à l’instar des menaces, mais également intégrer, non par défaut mais par volonté, la menace directe sur le territoire national, avérée et permanente aujourd’hui, menace qui d’ailleurs s’amplifierait dramatiquement en cas de conflit de haute intensité.

Il faut donc revaloriser l’idée de défense opérationnelle du territoire.

Elle est devenue aujourd’hui un concept creux, sans substance, puisque dépouillé de moyens d’action sérieux.

La puissance de nos armées doit au contraire reposer sur une base arrière solide, dotée de forces d’active dédiées à sa protection.

DES MODÈLES DÉPASSÉS

Quel est le problème des armées françaises, qui est en fait celui de la France ? C’est que leur modèle, inchangé depuis la professionnalisation il y a vingt-cinq ans, est fondé sur un monde qui a aujourd’hui disparu.

Le modèle de la Guerre froide, c’était trois éléments.

Un : l’outil central de la dissuasion nucléaire dans ses différentes composantes avec leurs vastes soutiens.

Deux : quelques moyens destinés aux opérations extérieures liées, soit à nos responsabilités africaines ou moyen-orientales, soit aux manœuvres de contournement périphériques soviétiques.

Trois : un corps de bataille capable d’arrêter (très hypothétiquement) un flux blindé soviétique qui aurait percé les forces alliées dans la « bataille de l’avant », ou bien destiné à être détruit de manière à justifier aux yeux du monde et des générations futures le déclenchement de l’Apocalypse.

On conserva quelque temps des forces dites de Défense opérationnelle du territoire, qui avaient toute leur nécessité mais qui, pour préserver l’essentiel supposé et moderniser les parcs et les flottes, furent bientôt offertes en sacrifice aux comptables de Bercy.

Retournement complet de situation à la chute du mur de Berlin. D’une part l’ennemi n’est plus à « une étape du tour de France », selon l’expression du général De Gaulle. D’autre part, le constat est fait que les armées françaises se battront désormais à l’extérieur du territoire national pour des enjeux qu’il sera difficile de présenter comme vitaux aux citoyens-électeurs. Les présidents Mitterrand (à l’occasion de la Guerre du Golfe) et Chirac prennent acte du fait que le modèle de la conscription est momentanément condamné, d’autant qu’aucune menace ne vise plus directement le territoire national et sa population.

En 1996, décision est prise, à juste titre dans les circonstances du moment, de professionnaliser l’armée. Et d’en réduire drastiquement le format.

D’abord parce que les temps sont aux illusoires « dividendes de la paix ». Ensuite parce qu’une armée professionnelle coûte beaucoup plus cher qu’une armée de conscription. Enfin pour préserver les moyens de tenir notre rang, en particulier vis-à-vis de notre grand protecteur d’outre atlantique, dans la course ruineuse à l’hyper-technologie.

Année après année nos forces perdent de l’épaisseur, avec deux décrochages terribles sous les présidences Sarkozy et Hollande.

Qui pourrait s’y opposer ? Il est impossible de prouver que leur volume est insuffisant pour les opérations somme toute modestes dans lesquelles elles sont engagées.

Le modèle est donc celui d’une dissuasion nucléaire réduite mais maintenue, ce qui est parfaitement raisonnable, et d’un corps expéditionnaire à trois composantes – terre, air, mer – apte à mener à bien des engagements interarmées mineurs, mais incapable de conduire des opérations d’ampleur et même de protéger l’intégralité de l’espace national, qu’il soit terrestre ou maritime.

UN PROBLÈME DE VOLUME

Le modèle qui vient d’être décrit n’a pas changé mais, pour leur part, les circonstances ont profondément évolué.

Il existe d’abord un problème de volume. Nous l’avons dit, nos forces conventionnelles ont d’ores et déjà un format inadapté à la montée des menaces et à la guerre qui vient. Les volumes qui peuvent être engagés à l’instant « T » sont certes à peu près appropriés à nos opérations courantes. Mais ils ne le sont pas du tout à celles que nous pourrions avoir à conduire dans un avenir, peut-être plus proche qu’on ne le pense.

Elles manquent d’épaisseur pour être capables de faire face et de durer, d’encaisser le premier choc puis de rebondir afin d’assurer leur mission première de protection de la France et des Français.

Elles ne sont plus « résilientes » parce que la résilience suppose de l’épaisseur et qu’elles n’en ont pas ; or, la résilience est la vertu capitale des armées qui doivent continuer à opérer dans les pires conditions, lorsqu’autour d’elles plus rien ne fonctionne.

Les armées doivent être dissuasives – cela dépasse de très loin la force nucléaire qui n’est qu’une composante du système de dissuasion globale – pour prévenir le danger mais être également capables de s’engager en force dans un conflit de haute intensité.

Nous en sommes tellement loin que de simples adaptations incrémentales seraient irréalistes : il faut désormais changer d’échelle.

On peut jurer comme le ministre de la guerre de Napoléon III à la veille de l’infamante défaite de 1870 : « Nous sommes prêts et archi-prêts. La guerre

dût-elle durer deux ans, il ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats ». Ou encore affirmer haut et fort à l’instar du Président du Conseil Paul Reynaud en septembre 1939 (au moment où la France, malgré son armée inadaptée à la confrontation imminente, vient de déclarer la guerre à l’Allemagne) : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». Ces déclarations tonitruantes ne remplacent ni la clairvoyance ni les efforts ; La France, inclinant aisément à la posture de l’autruche en ce qui concerne ses politiques militaires, doit s’en rappeler. Maintenant !

UN PROBLÈME DE MODÈLE

Il y a ensuite ce problème de modèle.

Les armées actuelles ont été construites à partir de 1996 sur la présupposition qu’il n’y avait pas, et qu’il n’y aurait pas, de menaces internes, et qu’elles n’auraient donc pas à s’engager sur le territoire national. Sauf à la marge.

Dans ce cas, la ponction minime pratiquée sur les forces expéditionnaires n’en affecterait ni les capacités opérationnelles, ni l’entraînement.

Ce postulat est faux désormais.

D’abord parce que la menace terroriste, loin de s’estomper, a changé de nature. Elle s’est déployée sur l’intégralité du territoire national et pérennisée sous la forme de frappes individuelles imprévisibles.

Cette situation conduit aujourd’hui les armées à immobiliser soit directement sur le terrain, soit en réserve immédiate ou stratégique, dix mille hommes environ. Ce prélèvement, bien qu’utile et légitime, diminue d’autant la capacité d’intervention externe. Mais surtout, en ce temps d’opérations extérieures permanentes, altère profondément la capacité à maintenir l’entraînement au niveau qu’exigent les opérations du moment, sans parler de celles, beaucoup plus violentes et massives, qui sont à venir.

Ensuite, on ne peut imaginer un conflit de haute intensité qui se contenterait d’être un affrontement de laboratoire, hors sol, entre deux forces de haute technologie, un moderne « combat des Trente ».

Immédiatement, l’ensemble du territoire national serait affecté.

Il deviendrait la proie d’attaques ponctuelles dans la profondeur et le terrain de crises humanitaires volontairement déclenchées par la cyber-altération des

réseaux, voire la cible d’éventuelles agressions d’une « 5ème colonne » dont on aurait tort d’affirmer l’impossible émergence.

UN PROBLÈME DE FORCES

Le gouvernement devrait assurer la défense aérienne et la défense maritime, mais également déployer sur de vastes zones des volumes de forces importants pour assurer l’ordre sur le territoire et la survie des populations, la sauvegarde des organes essentiels à la défense de la nation, le maintien de sa liberté et la continuité de son action.

Où trouverait-il ces volumes de forces ? Ils n’existent pas !

Deux solutions s’offriraient alors à lui.

Ou bien effectuer des prélèvements importants sur le corps expéditionnaire et de ce fait, le rendre inapte à sa mission première alors qu’il n’est pas préparé pour une bataille de haute intensité (les armées de terre, de l’air et la marine ont commencé à « durcir » leurs entrainements).

Ou bien « laisser tomber l’arrière », ce qui se traduirait à court terme par l’effondrement de l’avant. Pour sortir de ce dilemme, il faut adapter le modèle.

Dans une logique purement comptable, nous avions, pendant la Guerre froide, préféré faire l’impasse sur les forces du territoire en niant une menace pourtant avérée, celle des Spetsnaz, ces forces spéciales russes entraînées en nombre et que la doctrine soviétique prévoyait de déployer chez l’ennemi dès le début d’un conflit pour y assassiner les responsables et y semer le chaos et la panique. Notons au passage que ces forces d’élite existent toujours et qu’elles ont récemment fait merveille tant en Géorgie, en Crimée, en Ukraine qu’au Moyen-Orient.

Peut-on reconduire aujourd’hui la même tromperie ?

Porter nos maigres forces au niveau qui leur permettrait de conduire efficacement leurs combats de haute intensité, sans se préoccuper du problème de l’arrière ? Autant imaginer qu’un boxeur peut se passer de ses jambes !

Nos forces doivent donc être rapidement restructurées autour de trois composantes : nucléaire, expéditionnaire « de haute intensité » avec leurs trois dimensions terre, air, mer, et défense opérationnelle du territoire.

Seul ce système ternaire, coordonné avec les remarquables capacités complémentaires de la gendarmerie dans le domaine de la défense intérieure, est adapté à la réalité des menaces, donc à la dissuasion globale, à la résilience et à l’action.

C’est possible, pour un coût minimal. Voici comment.

QUELLES FORCES, QUEL VOLUME, QUEL ÉQUIPEMENT ?

Pour la défense du territoire, une force non professionnelle, mais disponible d’emblée, entrainée et aguerrie. Photo MinArm.

L’effet à obtenir est de déployer sur très court préavis des troupes suffisantes, organisées, sur un terrain reconnu afin de pouvoir quadriller, circonscrire, contrôler, éventuellement réduire, ou bien tenir jusqu’à l’arrivée de forces plus puissantes.

Il faut donc des forces territoriales, connaissant parfaitement leur terrain (campagne et agglomérations), rustiques et robustes, autonomes, équipées d’un matériel performant mais sans sophistication inutile.

Le couple cavalerie légère/infanterie motorisée, accompagné de ses appuis organiques (artillerie, génie, transmissions) est adapté à ces missions.

Ces forces pourraient être regroupées soit en régiments interarmes, soit en régiments d’armes embrigadés, dotés de matériels performants mais rustiques, véhicules 4×4, mortiers, camionnettes et automitrailleuses en particulier.

Il serait dans un premier temps raisonnable de disposer dès que possible du volume d’une demi-brigade à deux régiments et leurs appuis pour chacune des sept zones de défense et de sécurité.

Elles seraient placées sous le commandement des officiers généraux de zone de défense et de sécurité (OGZDS) pour la conduite de la défense d’ensemble, les cinq zones ultramarines faisant l’objet d’adaptations locales.

La force ainsi constituée serait, dans un premier temps, de l’ordre de la vingtaine de milliers d’hommes.

D’OÙ PROVIENDRAIENT CES FORCES ?

La solution la moins onéreuse serait, comme d’habitude en France, de faire appel à des réservistes locaux convoqués régulièrement pour entraînement. C’est parfaitement illusoire. Tous ceux qui ont vécu la chimère des régiments dérivés connaissent ce qu’ils coutaient en temps et en substance aux régiments dérivants. Ils savent que leur valeur opérationnelle était extrêmement faible, voire nulle, qu’ils étaient équipés de matériels le plus souvent parfaitement vétustes et que leurs tableaux d’effectifs étaient aussi indigents que leur entrainement.

Par ailleurs, si haute intensité il y a, elle sera par nature brutale, foudroyante, ce qui est incompatible avec les délais de montée en puissance des régiments de réserve.

Méfions-nous, donc : la France a déjà trop souffert de sa croyance dans les réserves. En 1940, c’était « nous tiendrons ; en cas de percée allemande, il y aura une deuxième Marne ; nous nous rétablirons ; à l’abri de nos casemates, nous monterons en puissance avec nos réserves pendant un à deux ans avant de refaire du Foch jusqu’à la victoire ». Terrible illusion : le 24 mai 1940 à l’aube les chars allemands étaient devant Dunkerque, le 14 juin le gouvernement français était à Bordeaux, le 16 juin Philippe Pétain devenait président du Conseil. On connait la suite. Évacuons l’hypothèse.

Ces forces de défense opérationnelles du territoire doivent être opérationnelles d’emblée, ce qui ne veut pas dire qu’elles doivent être professionnelles.

La France compte en général sur sa chance mais c’est un pari risqué. « Ce n’est pas moi qui ai gagné la bataille de la Marne, c’est Von Kluck qui l’a perdue »

avouait le Maréchal Joffre. Il serait criminel de jouer à chaque fois le destin de la France sur la désobéissance d’un général ennemi …

On ne peut guère douter aujourd’hui que le rétablissement d’un service militaire volontaire, même limité à une quinzaine de milliers de recrues sélectionnées par an, trouverait un écho favorable à la fois dans le corps électoral et chez la jeunesse qui viendrait sûrement en nombre sous les drapeaux.

L’exemple de la Suède est parlant. Prenant acte de la montée des menaces, la monarchie a non seulement décidé de gonfler ses dépenses de défense de 85% en 10 ans (2014-2025) mais elle a rétabli le service militaire en 2017. Celui-ci n’a rien d’obligatoire, mais fournit sans difficulté le complément de forces dont la Suède a besoin. Le coût est faible : chaque recrue reçoit 500 euros par mois plus une prime de 5000 euros à la fin du contrat.

Sur les volumes évalués supra, cela ferait moins de 200 millions d’euros par an, auquel il convient d’ajouter le coût de l’encadrement d’active, celui de la vie courante, de l’entraînement et de l’équipement (dont une bonne part peut initialement venir des parcs stockés).

Coût global : après un faible investissement initial, probablement entre 0,6 à 0,8 milliards d’euros par an, un coût modéré comparé au risque mortel de l’impasse sur cette assurance « défense dans la profondeur ». Les préposés aux finances n’auront aucune difficulté à préciser ces chiffres.

CE QUI COMPTE, C’EST LE SYSTÈME

Le modèle proposé n’est pas glamour, il est juste nécessaire. Il ne permet pas de concevoir et construire de superbes programmes d’armement de haute technologie. Il permet juste que ceux que nous possédons soient utiles, que nos superbes forces expéditionnaires puissent conduire leur mission sans qu’à la moindre alerte on prélève sur leur chair les besoins nécessaires sur le territoire, qu’elles puissent gagner la nouvelle « bataille de l’avant » sans que celle de l’arrière soit automatiquement perdue.

Il ne s’agit pas non plus d’une armée « à deux vitesses ».

Le slogan en sera vite brandi bien sûr. De même que l’argument du coût qui détournerait dangereusement, au profit d’un combat sale et rustique, des budgets indispensables pour rester dans la course, de plus en plus onéreuse, aux technologies dernier cri.

Ce qui compte, ce ne sont pas les éléments, c’est le système. A quoi serviraient une marine remarquable, mais condamnée à trouver sa fin à Mers el Kébir ou à Toulon, une force aérienne de tout premier plan, mais obligée de se réfugier sur des plateformes ultramarines, une armée de terre fantastique mais sans arrière pour s’y régénérer ?

Notre superbe armée, capable chaque jour du meilleur, doit changer d’échelle : c’est le premier pas.

Le second est d’adopter un nouveau modèle adapté à la réalité de la menace et d’assurer, par des forces d’active, conséquentes et robustes, la défense dans la profondeur.

Sortons la tête du sable avant que la vague ne déferle !

Cet article vient d’être publié dans le numéro 837- février 2021 de la Revue Défense nationale.

(*) Vincent Desportes

Après une carrière opérationnelle qui l’a conduit à exercer des commandements multiples, Vincent Desportes s’est orienté vers la formation supérieure, la réflexion stratégique et l’international. Dans ce cadre, il a notamment exercé aux Etats-Unis entre 1998 et 2003. Après deux années au sein même de l’US Army (il est diplômé du War College), il a été attaché militaire à l’ambassade de France à Washington. De retour en France, il a été nommé Conseiller défense du Secrétaire général de la défense nationale avant de prendre la direction du Centre de doctrine d’emploi des forces; pendant trois ans. Il y a été responsable de l’élaboration des stratégies et du retour d’expérience de l’armée de terre. De 2008 à 2010, il a dirigé l’École de Guerre. Ingénieur, docteur en histoire, diplômé d’études supérieures en administration d’entreprise et en sociologie, Grand Prix 2016 de l’Académie française, Vincent Desportes a publié de nombreux ouvrages de stratégie et de praxéologie. Directeur de la collection « La pensée stratégique » chez Nuvis, professeur des universités associé à Sciences Po Paris, il enseigne la stratégie dans plusieurs grandes écoles, dont HEC.

Dernier ouvrage : « ENTRER EN STRATÉGIE », Laffont, Paris, Janvier 2019

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